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“je connais les tapisseries de Picasso, je ne les aime pas”
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. Correspondance de 24 lettres (2 L.A.S., 22 L.S. certaines avec additions autographes) + 1 télégramme
et 1 lettre dictée, le tout adressé à Revert, chimiste à la Manufacture des Gobelins. 54 pp. in-4. Aspel (Haute-Garonne)
et Perpignan, 1942-1949.
Exceptionnelle correspondance entièrement consacrée à son art et ses grandes tapisseries, réalisations qui occupèrent les
dernières années de sa vie. Il évoque longuement son travail (en particulier pour les “vases rouges” et la série de 6 tapisseries),
son enthousiasme, les couleurs, la construction de son atelier, les expositions, la vente de ses œuvres, sa santé dégradée,
etc. Il livre aussi de savoureuses pages sur Lurçat, Matisse ou Picasso.
1942. “J’aimerais en effet essayer votre gamme de teintures végétales.
La qualité particulière de sobriété et de profondeur de
ces couleurs n’est pas pour me déplaire et je pense que je pourrais en tirer beaucoup de richesse sonore
. Pour l’exécution
du carton, j’adopte le système de Lurçat d’un carton dessiné et chiffré, les interprètes auxquels vous auriez recours se conformeraient-
ils à cette pratique ? En l’état actuel des choses, aux apports actuels des peintres et des lissiers, je la tiens pour seule valable et
susceptible de ramener la tapisserie dans sa voie naturelle [...]. Notez que la contrainte est pour le peintre et non pour le tapissier
qui n’a plus qu’à suivre. J’ajoute que le peintre doit avoir la connaissance achevée des ressources de la tapisserie et de sa
technique [...]”.
“[...] Je n’ai pas insisté auprès de vous pour garder la statue blanche de l’esquisse, malgré les imperfections qui apparaîtraient à
l’agrandissement, un peu par timidité ; mais j’étais sûr que ce changement n’était pas possible, aussi que vous vous soyez aperçu,
sans pression de ma part, du seul vrai parti à prendre m’enchante, car il me montre, ce qui n’était absolument pas nécessaire de
me prouver, que nous avons les mêmes idées sur les questions que nous avons le plaisir de traiter ensemble. Aussi, quand cet
essai sera terminé, nous y verrons très clair sur la meilleure manière de procéder pour la tapisserie. Je suis certain que j’apprendrai
beaucoup de cette expérience. Si votre équipe est vraiment vierge, c’est à dire s’il n’y a chez elle aucune corruption, amorcée par
le soi disant apprentissage comme je l’ai malheureusement constaté autrefois à Beauvais, et si ces braves gens y vont avec le joie
d’un cœur neuf,
nous allons assister à quelque chose d’étonnant
peut-être, comme si, par exemple, on donnait à un être simple,
pur de toute fausse éducation sur l’art à tailler dans la pierre un motif d’ornement de sculpture du XV
e
ou du XIV
e
, au lieu de
confier cette besogne à un élève de l’école des Bozards, comme disait Cézanne.
Pour voir quelque chose de vrai, c’est à
l’innocence qu’il faut s’adresser et non à l’habileté
. Je ne me flatte pas que mon esquisse contienne tant de candeur, au
contraire cette petite composition est pleine de roueries picturales et si vos gens sont de vrais naïfs, ils ne les décèleront pas, ils
y verront, je l’espère, des choses simples et même assez mal faites qui me rapprocheront d’eux [...]. Je crains bien que l’espoir
de recevoir bientôt l’huile de fleur que vous avez la gentillesse de me faire faire ne se soit évanoui depuis le 6 juin. Et cependant
je suis arrêté car l’huile que j’ai amenée de Paris est inutilisable pour la peinture. Merci aussi de vous soucier de vos formules à
l’huile. J’aime mieux faire l’essai de la lanoline avec vous et attendre que cela soit devenu possible. J’aimerais que au retour de
Maroyer, nous puissions emprunter avec les siennes des formules à nous.
Dans ce domaine de la peinture à l’huile, on ne saurait
collectionner trop de bonnes recettes
. La bonne huile est aussi un bon point de départ [...]”.
En définitive, je suis très content du succès de LURCAT
; comme c’est un homme qui voit grand, il n’y a pas lieu de craindre
pour lui qu’il accumule trop de stock, car il saura s’y prendre de manière à toucher les amateurs possibles de l’univers et puis
enfin,
c’est lui qui a fait démarrer la chose. Je crois qu’après lui, c’est GROMMAIRE qui voit le mieux la tapisserie
, mais
je me demande pourquoi ses compositions ne ressemblent pas davantage à sa peinture qui demande toutes les qualités qu’on
demande à la tapisserie [...]. Vous avez bien fait de prendre pour les Gobelins un modèle de MATISSE, mais de toute façon,
je
ne crois pas que la peinture à plat de MATISSE puisse prendre jamais l’apparence d’une tapisserie
[...]”.
“Le récit que vous me faites de la visite que vous avez fait faire à la reine-mère à l’Exposition d’Amsterdam me rappelle une
autre visite dans laquelle j’avais accompagné, alors à Bruxelles, la reine Elisabeth dans une exposition que j’avais faite au Palais
des Beaux-Arts et accompagnés de notre ambassadeur qui était Paul CLAUDEL. Ces cérémonies sont tout de même assez
émouvantes, on est très troublé au début, mais à la fin on s’aperçoit qu’il ne faudrait pas beaucoup d’apprentissage pour faire de
nous de parfaits hommes de cour. Je vous dirai que la reine Elisabeth m’avait séduit, car la visite, avec une conversation ininterrompue,
devant une quantité assez considérable de mes dessins, décorations et aquarelles, avait duré deux heures pendant lesquelles, derrière
nous, notre ambassadeur faisait tourner son chapeau haut de forme en sifflotant [...]”.
“Vous pouvez être sûr que j’ai beaucoup pensé à vous depuis l’ouverture de l’Exposition. Vous doutiez-vous que nos efforts seraient
ainsi couronnés de succès ? Et à la première manifestation que nous en ferions ! !
Je me suis délecté du remous que ce succès
a provoqué dans les mares stagnantes
, je dis cela sans méchanceté, vous le savez bien, et le dirai à LURCAT, maintenant que
j’ai à lui répondre qu’en réalité c’est lui qui a déclenché tout cela et que j’ai mis une extrême bonne volonté à écouter ses conseils
et à écouter d’après ceux-ci même un grand carton, alors que j’étais dans un état de santé absolument déplorable, il a d’ailleurs
assisté lui-même à ses pénibles séances.
J’admire toujours ce qu’il a fait, mais est-ce que je pouvais prévoir que l’enthousiasme
qu’il avait provoqué chez moi pour lui et la tapisserie tournerait de cette manière ?
Est-ce que je pouvais me douter que le
jour où je vous confiais une petite esquisse dans mon atelier de laquelle vous m’assuriez pouvoir faire une tapisserie ce qui me
paraissait impossible, est-ce que je pouvais prévoir que cette demande d’une part et mon adhésion d’autre part, nous entraineraient
en somme à remettre la tapisserie dans son vrai chemin ? D’ailleurs, pour calmer toutes les inquiétudes, je dois déclarer que
je
ne fais pas de la tapisserie pour la faire renaître pas plus que je ne peins pour travailler à la renaissance de la peinture
,
mais c’est une chose assez joyeuse à constater que 6 malheureuses tapisseries puissent faire tant de raffut ! ! [...]”.
“Pour le carton de PICASSO, je connais les tapisseries qu’il a faites, je ne les aime pas.
L’art de PICASSO ne peut pas être
transcrit dans cette matière chaude de la laine, son art sans sensualité n’a pas besoin de la somptuosité de la matière
, et
si vous entreprenez ce carton, je sais d’avance qu’il n’aura pas le rendement que vous avez obtenu avec mes peintures et alors
vous courrez le risque de vous faire accuser de torpillage, parce que dans ce monde là, on ne croit pas aux vertus morales des
autres.
Notez qu’une réussite médiocre d’une tapisserie de PICASSO réjouirait LURCAT qui ne l’aime pas
[...]”.
J’ai trainé tout cet hiver sur une série de tableaux qui ne venaient pas bien
. J’étais très mécontent, et je me suis acharné
là-dessus. Alors j’ai oublié les tapisseries. J’ai manqué aussi de matériel, c’est à dire de panneaux, préparés pour exécuter d’une
manière enlevée ces petites esquisses, avec lesquels nous réussissons le mieux les tapisseries comme les ‘ Trois Femmes dans les
Blés’. J’ai bien commencé une tapisserie à la gouache, mais je ne l’ai pas finie tellement j’étais impatient de voir clair dans mes
travaux de peinture. A présent ceux-ci s’annoncent bien [...]”.
Il est joint une lettre de son galeriste Louis Carré.
(Voir reproduction p. 5.)
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