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Paris. Il faut donc penser que Sugawara, comme
d'autres maîtres du laque japonais, avait renoncé
à en préserver le secret bien avant sa rencontre
avec Jean Dunand. Quoi qu'il en soit, Dunand, dont
les œuvres de dinanderie intéressaient Sugawara
tant par leurs qualités plastiques que par leurs
habiletés techniques, devint l'élève du Maître
japonais de Paris. Jean Dunand s'en est d'ailleurs
expliqué par la suite dans un entretien avec un
journaliste, en indiquant que Sugawara était
désireux de connaître ses méthodes d'incrusta-
tion du métal où il utilisait de la limaille fixée à
chaud. Lui-même cherchant à percçr les secrets
de la laque, ils s'étaient initiés réciproquement à
chacune de leurs techniques par un échange de
bons procédés, dans un respect et une estime
mutuels. Nous avons retrouvé dans les archives
familiales, mises aimablement à notre disposition
par Bernard Dunand, le cahier d'écolier sur lequel
son père avait noté ces premiers enseignements.
La première leçon avait eu lieu le 16 mai 1912 et
il y en eut une dizaine d'autres jusqu'au mois de
juillet de la même année. En considérant l'ensemble
de ces notes, tout laisse à penser que Dunand
avait déjà quelques notions dans ce domaine, car
il ne s'agit en fait que d'une méthode de travail,
abordant les problèmes du vocabulaire, des
modes d'emploi, des recettes de composition ou
des modes d'utilisation, plutôt que de véritables
révélations. De toutes façons, à l'évidence, le but
recherché par Dunand à cette époque était de
connaître suffisamment de détails pratiques pour
fixer les patines de ses vases, à défaut de vouloir
les décorer avec de la laque.
Il faut attendre la fin de la guerre de 1914-1918
pour que Dunand imagine peu à peu d'utiliser la
laque comme partie intégrante de son travail. Ce
fut là le résultat du seul cheminement artistique de
cet homme qui, avant de mettre en pratique quoi
que ce soit, s'exerçait patiemment à en maîtriser
toutes les subtilités. Cette évidence est encore
plus marquante lorsque l'on compare, avec le recul
des années, ses œuvres à celles d'Eileen Gray, ou
à celles de Sugawara lui-même, puisqu'à la même
époque, tous deux ne faisaient intervenir la laque
que comme un apport décoratif de matières
colorées, alors que Jean Dunand s'engagera le
premier dans l'utilisation de la laque comme une
matière spécifiquement picturale, propre à revêtir
ses vases selon ses compositions.
Les premières pièces de dinanderie laquée apparais-
sent donc en très petit nombre à partir de l'automne
1912, mais uniquement en tant que celles-ci sont
revêtues d'une couche protectrice et non décorées.
Survient alors la guerre, où un concours de
circonstances va permettre à Jean Dunand d'en
élargir le champ d'application.
En effet, c'est vers 1916 que Samuel Verneuil, un
vieux colonial ami de Jean Dunand, dont le frère
exploitait à Hanoï une compagnie de pousse-
pousse, prit contact avec lui pour lui demander
s'il pensait que l'on pouvait utiliser ce que l'on
appelait à l'époque de la « Peinture annamite»
pour laquer avec profit les hélices d'avion. Mobilisé
au Service des essais et des recherches de
l'Armée de l'Air à Chalais-Meudon, dans la proche
banlieue parisienne, Verneuil cherchait alors un
moyen de protéger les hélices d'avion fabriquées
en contreplaqué et qui éclataient régulièrement
en vol dès qu'elles étaient soumises à la pluie ou
à l'humidité avec trop de fréquence; les collages
des feuilles de bois se dissolvant sous l'ef fet
conjugué de l'eau et de la vitesse. Aucun vernis
ne réussissait à mettre les avions à l'abri de ces
inconvénients extrêmement graves. Verneuil eut
donc l'idée d'en parler à Dunand, sachant que
celui-ci utilisait la laque que son frère Jean
Verneuil lui expédiait d'Indochine. D'ailleurs, des
essais avaient déjà été faits à Hanoï pour
protéger de la rouille des obus entreposés dans
les hangars des bases militaires, tandis que,
traditionnellement, on protégeait les carrosseries
des pousse-pousse avec de la laque. Il fut alors
décidé entre les deux hommes de tenter l'expéri-
ence sur les hélices d'avion. Jean Dunand fournit
les premiers outils et la matière première, et des
ouvriers laqueurs furent recrutés parmi les
Annamites mobilisés comme main-d'œuvre par
l'Armée française. Le laquage des hélices d'avion
commença of ficiellement à Chalais-Meudon, le
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er
juillet 1917. Devant les résultats encour-
ageants, la Société des laques indochinoises fut
fondée à Boulogne-sur-Seine, rue de Silly. Elle
devait se charger de ce travail de laquage
d'hélices, et un ancien gouverneur des colonies,
du nom de Simoni, en prit même la direction,
après que Samuel Verneuil et Jean Dunand eurent
mis en route l'atelier. Le succès fut total car, non
seulement les hélices laquées n'éclataient plus en
vol, mais elles duraient aussi plus longtemps que
celles qui n'étaient que vernies, la laque présentant
beaucoup plus de résistance aux corrosions que
tous les autres revêtements utilisés jusqu'alors.
Il fallut renoncer, en revanche, à laquer les toiles
des ballons dirigeables car, à la longue, celles-ci
devenaient cassantes et, de plus, les nombreuses
couches nécessaires pour les protéger efficacement
de l'humidité alourdissaient considérablement
ces appareils. Mais l'idée fut reprise avec succès
pour protéger les flotteurs et le carénage avant
des carlingues d'hydravion qui, ainsi revêtues et
protégées, offraient également moins de résistance
à la pénétration dans l'air. On fabriqua même, à
partir de la laque, une sorte de ciment imperméable