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JULIEN GREEN - JULIAN GREEN
On m’a souvent demandé d’écrire la biographie de mon père adoptif et de son vivant même, mais il y a Jeunes Années , son autobiographie. Qui oserait mieux ? Les documents, papiers de famille, manuscrits, lettres entre ses mains – sa mémoire les rendaient vivants. Avec son léger sourire, une après-midi à Berlin, au cours d’une promenade en forêt où il me parlait à cœur ouvert, il me dit : « Un jour, on va insister pour que tu écrives l’ histoire de ma vie. Ne perds pas ton temps avec les autres quels qu’ ils soient. Toi, tu as mieux à donner. Et méfie-toi, les biographies sont presque toujours des tranches de veau froid accommodées de sauces diverses… ». Je garderai pour moi les raisons personnelles qu’il ajouta pour me dissuader et elles sont restées vives dans mon oreille.
Il était Américain et n’était que cela. Il n’eut jamais que le passeport des Etats-Unis. En bon américain, il aimait profondément la France que les siens n’ont jamais hésité à secourir. Il fut même l’un des plus jeunes engagés de la Première Guerre mondiale, en tout cas le plus jeune étranger. Il n’avait pas 17 ans. Il les eut en Argonne dans la Croix-Rouge américaine, en première ligne derrière Verdun. Lorsque les autorités militaires découvrirent qu’il n’avait pas l’âge requis, il fut « libéré », mais se réengagea aussitôt pour le front italien sur le Piave. Les Italiens lui en furent toujours très attachés. Il fut ainsi citoyen d’Honneur de la ville de Milan, une distinction à laquelle il tenait tout particulièrement.
Après la guerre de 14, il alla finir ses études à l’Université de Virginie et choisit de revenir vivre à Paris, retournant parfois des trimestres entiers, à New York ou dans le Sud.
Au début de l’année 1938, les conseils de Stefan Zweig, puis ceux d’André Gide, prévoyant l’un et l’autre le conflit à venir, l’incitèrent à gagner son pays avec une malle cabine (c’était sa cantine militaire de 1917) bourrée de ses manuscrits et autres papiers. Il les mit à l’abri chez une de ses cousines à Baltimore. Il n’eut qu’à s’en féliciter car, rentré à Paris fin ’39, il dut repartir moins de six mois plus tard pour, via Lisbonne, regagner New York. Ce qu’il laissait derrière lui dans son appartement de l’avenue de La Bourdonnais, notamment son courrier des années 1938-1939, fut saisi par les autorités d’alors, volé et sans doute détruit. Des tableaux, dont un de ses portraits par Christian Bérard, disparurent et n’ont pas refait surface à ce jour. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mobilisé aux Etats-Unis, après avoir été instructeur, il fut la Voix de l’Amérique en guerre à l’OWI ( Office of War Information ) où il était annoncé sur les ondes par André Breton dans la section française dirigée par Pierre Lazareff.
A la fin de l’automne 1945, il revint en Europe. Logé à Paris dans un hôtel de l’armée américaine, étant donné la situation de l’époque, il mit plus d’un an pour trouver un appartement rue de Varenne. Auparavant, des amis étrangers (je ne donnerai aucun de ces noms célèbres) l’engagèrent à protéger de nouveau ce qu’il écrivait, à cause du climat politique instable en France, un Américain, lui, disposant d’une totale liberté de circulation ; il s’y tint désormais.
Lorsqu’il était enfant, son père Edward lui avait donné un surnom : Beaver, car il était toujours silencieusement affairé. Ce surnom lui allait à merveille, je ne l’ai jamais vu inactif. Il gardait tout, comme un bon raton laveur à qui l’accumulation de matériau permet de détourner des rivières ; ainsi mon père bâtissait son rempart contre le temps…
Des années et des années passèrent. Au cours d’un voyage en Italie, il m’informa que je serais seul à accéder à ce qu’il me donnait au fur et à mesure de Noëls ou de mes anniversaires depuis 1956, ainsi qu’à tous les papiers de famille et lettres. Avant-guerre, il avait fait relier et monter sur onglets certains manuscrits et fait inscrire sur le plat le nom de Robert de Saint Jean, ami de cœur fidèle. Robert lui avait demandé de les garder avec les autres et, plus tard, de me les donner. J’ai découvert, après sa mort, qu’il glissait une carte pour moi dans beaucoup de ses manuscrits.
Quand mon père ne fut plus là, il me fut clair qu’il me serait impossible de garder sa fondation. Cependant je voulais respecter sa volonté et ses désirs selon une lettre codicille qui me fut remise. Le temps passait. J’ai compris qu’il ne fallait pas laisser une œuvre sous un sarcophage, si précieux fût-il, car il faut qu’elle reste vive. Je n’oubliais pas non plus qu’il refusait les endroits officiels et considérait que beaucoup d’universités sont des temples à la merci des mandibules d’insectes chercheurs déjà desséchés. Certes, il n’existe guère, s’il en existe, d’œuvre restée intacte et entière (peut-être celle de Goethe ou de Schiller à Marbach ?). Mettre les manuscrits face à d’autres yeux et à la portée d’autres mains, ce serait leur donner une nouvelle existence et les faire vivre comme l’aurait désiré leur auteur. C’est ce que je fais à présent.
Dans le monde actuel, les récits ressortent désormais du domaine abstrait des ordinateurs et la correspondance relève d’un échange balbutiant entre téléphones jetables ; ainsi les manuscrits et les vraies lettres deviennent des raretés. Nous en revenons aux temps obscurs où les moines de Saint-Gall sauvaient des mains barbares les textes qui sont toujours l’orgueil de notre civilisation. Le monde d’aujourd’hui a perçu la sensation d’avoir par l’écriture un être vivant entre les mains, en somme les murmures et les cris qui entourent le silence intérieur de chacun. Voici donc le nom de Julien Green à la portée de ceux qui l’aiment.
Jean-Eric GREEN
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