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ANTOINE DE SAINT EXUPÉRY (1900-1944)
Appel aux Français : manuscrit autographe raturé et corrigé.
[Automne 1942].
7 p. sur 7 f. in-4 (28 x 21,6 cm) de papier pelure américain
« Esleeck Fidelity Onion Skin », encre bistre, foliotation
autographe (1-7).
30 000 / 40 000 €
Beau texte inédit de Saint Exupéry sur la défaite de la France, dans
lequel il exhorte les Français exilés à s’unir.
Exilé aux États-Unis, Saint Exupéry fait face à un dilemme : il veut
combattre l’Allemagne nazie tout en refusant de choisir entre
Vichy et De Gaulle, qu’il est pour lui difficile de suivre puisque,
à New York, les gaullistes sont éparpillés et que le général n’est
politiquement pas reconnu par le gouvernement américain. C’est
pourquoi, voulant rassembler les Français vivant aux États-Unis
et convaincre les forces américaines d’intervenir en France et en
Europe, il écrit une exhortation commençant par les mots « D’abord
la France », radiodiffusée le 29 novembre 1942 (Œuvres complètes,
II, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 69-73). Le texte que nous
présentons est sur le même thème que ce discours.
« Je parle au nom des cent cinquante mille soldats français et des
quatre vingt mille civils français qui ont été tués en trois semaines
en mai-juin 1940 au cours de l’offensive allemande. Si je n’en ose
parler au nom de mes amis je parle au nom de la plupart des
Français des États-Unis. Ce que nous avons à dire nous l’avons
tu depuis deux années. Nous n’avions point de preuves à fournir.
Nous étions trop aisé à critiquer. Je hais la polémique. Je n’aurais
point accepté d’entamer une discussion entre Français. On nous a
reproché de n’avoir point pris position dans un débat entre Vichy et
certains Français. Mais c’est le débat même que nous refusions. Il
nous paraissait injuste d’attaquer un effort français qui était présent
dans le martyre. […] Nous ne voulions léser personne dans sa foi. La
France dans sa résistance, le fascisme dans son combat. Mais il est
nécessaire, puisque les États-Unis nous comprennent, de réécrire
sommairement l’histoire. L’histoire dans sa substance même, non
dans ses schémas d’historiens. Je prendrai cette histoire dans mon
expérience personnelle. Je parlerai de moi. Mais qu’on n’aille pas
s’imaginer qu’il s’agisse de moi. J’ai réagi, senti et agi comme cent
mille autres. Comme des milliers de Français peut-être. Il ne s’agit
point d’illustrer ma part à moi. Elle a été en tous cas un témoin
de celle des deux cent trente mille morts. Elle a été, en tous cas,
inférieure à celle des équipages de mon groupe qui ont péri en
mission de guerre. Ayant refusé d’être affecté à la propagande,
ou d’être envoyé en mission, j’ai été affecté en novembre 1939 au
groupe 2/33 de grande reconnaissance. J’ai demandé cette arme
car étant affecté au bombardement et les bombardements, comme
l’observation, chômaient au cours de ce début de guerre. La grande
reconnaissance, qui exécutait des missions de photographie en
Allemagne, était élue à participer au combat. Quand nous passions
les lignes toute la chaine humaine décollait pour nous seuls. Nous
leur servions de cible pour exercice de tir. […] Les causes suffisent.
Elles ne sont pas spécifiquement françaises. Nous aurions pu faire
mieux. Si nous avions été vaincus, si nous avions peu souffert, si
nous avions vécu pour les valeurs de guerre, si nous avions su être
ingrats envers nos vieux généraux, nous aurions pu tenir peut-être
plus longtemps, mais une disproportion trop flagrante favorise peu
le dynamisme. […] Que valait le pays, que valaient les soldats ? Il en
est mort cent cinquante mille en trois semaines. Morts inutilement
car d’un seul coup tous les plans et toutes les doctrines ont craqué.
[…] A qui l’on invente comme boucs émissaires des traîtres payés
par l’Allemagne, des généraux en chef pactisant avec le nazisme
par peur du communisme ? Ceci est déshonorant, ceci engage la
nation. Nos chefs étaient trop vieux, trop pontifiants, trop chargés
d’honneur, trop solidaires d’une génération périmée, ou trop
découragés par la polémique déséquilibrée. […] »
PROVENANCE :
Vente anonyme à Paris, le 16 mai 2012, lot 388
Quelques petites taches ; trous d’épingle angulaires