83
les collections aristophil
littérature
82
81
BOILEAU-DESPRÉAUX NICOLAS (1636-1711).
MANUSCRIT autographe, [
Lettre de Monsieur Arnauld
à Monsieur Perrault au sujet de la Dixième Satire de
Monsieur Despréaux
, 5 mai 1694] ; 34 pages in-4, sur
17 feuillets [plus un feuillet blanc] (22 x 16 cm) montés
à fenêtre dans des feuillets de papier vergé, le tout relié
en un volume grand in-4 (30,5 x 24,5 cm), plein maroquin
grenat au chiffre JM à froid sur les plats, cadre intérieur
à double filet doré et filet à froid, tranches dorées,
chemise et étui (
André Ballet, J. Duval
rel.etH. Berthaux
dor.
) (légères taches ou rousseurs à quelques pages,
petite fente réparée au dernier feuillet).
15 000 / 20 000 €
Importante copie entièrement de la main de Boileau de la lettre
écrite par Antoine Arnauld à Charles Perrault après la lecture de
son
Apologie des femmes
, qui attaquait la
Satire X
de Boileau
contre les femmes, et pour tenter de réconcilier les deux adversaires
qui s’affrontaient dans la Querelle des Anciens et des Modernes
.
Cette lettre intervient en pleine querelle des Anciens et des Modernes,
où s’affrontent notamment Boileau, défenseur des Anciens, qui vient
de publier des
Réflexions critiques sur quelques passages du rhé-
teur Longin où, par occasion, on répond à quelques objections de
Monsieur P*** [Perrault] contre Homère et contre Pindare
, et Charles
PERRAULT, chef de file des Modernes, qui publie alors son
Parallèle
des Anciens et des Modernes
(1692-1697). Antoine ARNAULD, dit le
Grand Arnauld (1612-1694), ami de Boileau et de Perrault, est en 1694,
âgé de quatre-vingt-deux ans, en exil à Bruxelles. Il est consterné
par la Préface de
L’Apologie des Femmes
, poème de Perrault, où
il attaque violemment Boileau à propos de sa
Satire
X contre les
femmes. Arnauld répond le 5 mai 1694 à Perrault par cette lettre dans
laquelle il prend la défense de Boileau, fait une magistrale étude de
la
Satire
X de Boileau, et tente, au nom de la charité chrétienne et
de l’amitié qu’il porte à chacun d’eux, de réconcilier les adversaires.
Il confie sa lettre ouverte à un ami de Paris qui la fait lire à Boileau,
avant de la remettre à Perrault ; mais Boileau prend soin d’en faire
cette copie de sa main. Tout le monde, comme Arnauld, souhaite la
paix ; Racine et l’abbé Tallemant sont choisis comme médiateurs. Dans
une lettre datée de juin 1694, Boileau fait part à Arnauld du résultat
décevant de ses démarches auprès de Perrault ; il proteste cependant
de sa bonne volonté (Bibl. de la Pléiade, p. 791). Une lettre de l’abbé
Du Bos à Bayle (3 septembre 1694) parle au contraire des difficultés
que fait Boileau dans cette affaire (A. Adam,
Histoire de la littérature
française au XVII
e
siècle
, t. V, p. 64). La réconciliation intervient enfin
le 30 août 1694, lorsque Boileau et Perrault s’embrassent publique-
ment à l’Académie ; mais le 8 août Arnauld était mort à Bruxelles.
Cette « Lettre d’Antoine Arnauld à Charles Perrault sur la
Satire
X »
parut pour la première fois dans l’édition des
Œuvres diverses
de
Boileau de 1701. Une note ancienne a été inscrite en haut de la pre-
mière page du manuscrit de Boileau : « Cette lettre fut ecrite au mois
de may 1694, peu de tems avant la mort de M
r
Arnauld ; et c’est son
dernier ouvrage. Il l’envoya ouverte à un de ses amis à Paris, afin
qu’il la fit lire à M
r
Despreaux ; et cet ami en garda une copie avant
que de la rendre à Perrault, à qui elle etoit ecrite ». Le manuscrit
présente des
variantes
avec le texte imprimé, notamment « un Pere
Bouhours » qui sera remplacé par « un faux Délicat » ; les citations
sont ici soulignées ; on notera que Boileau avait commencé à traduire
en français dans les marges les citations latines, puis y a renoncé ;
signalons enfin que Boileau a considérablement raturé et corrigé un
passage concernant la lettre de Cicéron à Papyrius Pœtus, concer-
nant les mots équivoques, pour arriver à la rédaction finale : « ils ne
passoient point pour deshonnestes selon une de leurs significations
dont il apporte plusieurs exemples ».
Nous ne pouvons donner ici qu’un bref aperçu de cette longue lettre,
avec quelques citations.
La Préface de Perrault à son
Apologie des femmes
a plongé Arnauld
dans un grand embarras. « Tout le monde sçait que M
r
Despreaux est
de mes meilleurs amis, et qu’il m’a rendu des tesmoignages d’estime
et d’amitié en toutes sortes de tems ». Il avait apprécié sa
Satire
, et
l’avait écrit à Boileau, tout en regrettant qu’il y ait parlé de « l’Auteur
de Sainct-Paulin » [Perrault]. Puis il a reçu
L’Apologie des Femmes
:
« J’ay fort approuvé ce que vous y dites en faveur des Peres et des
Meres qui portent leurs enfans à embrasser l’estat du mariage par
des motifs honnestes et chrestiens, et j’y ai trouvé beaucoup de
douceur et d’agrément dans les vers ». Mais il a été blessé par divers
points de la Préface. Arnauld s’insurge d’abord sur l’accusation faite
à Boileau «
Que parce qu’Horace et Juvenal ont déclamé contre
les femmes d’une maniere scandaleuse, il s’estoit persuadé d’estre
en droit de faire la mesme chose
», pour suivre «
l’exemple des
Anciens
». Il se livre à un long développement sur l’emploi des mots
« deshonnestes », et prend la défense de Boileau qui a pris garde de
ne pas blesser la pudeur en évoquant « de vilaines choses […] Un peu
d’obscurité ne sied pas mal dans ces matieres », et il cite six vers de
« la fin du portrait de la fausse Devote »… Il se moque au passage de
« la delicate pudeur » du Père BOUHOURS « qui n’ayant point rougi
de nous donner les Entretiens doucereux de Climene et Sylvie, s’est
avisé de condamner tous les Traducteurs du Nouveau Testament »,
pour avoir utilisé le mot
engendrer
qui « salit l’imagination »…
« La seconde chose qui ma faict beaucoup de peine M
r
c’est que vous
blasmés dans vostre Préface les endroits de la Satire qui m’avoient
paru les plus beaux, les plus edifians, et les plus capables de contri-
buer aux bonnes mœurs et à l’honnesteté publique ». Il en donne
des exemples, citant et commentant les vers de Boileau… « Mais ce
qu’il y a de particulier dans l’Auteur de la Satire et en quoy il est le
plus louable, c’est d’avoir representé avec tant d’esprit, et de force le
ravage que peuvent faire dans les bonnes mœurs les vers de l’Opera
qui roulent tous sur l’Amour chantés sur des airs, qu’il a eu grande
raison d’appeller
luxurieux
; puisqu’on ne scauroit s’en imaginer de
plus propres à enflammer les passions, et à faire entrer dans les
cœurs la Morale lubrique des vers » ; c’est là un service rendu au
public, et non « un coup de dent » contre Quinault. Arnauld a aussi
apprécié ce que dit Boileau « contre les mauvais effects de la lecture
des Romans » ; et il n’y a pas vu un acharnement contre l’auteur de
Clélie
: « Que ce soit, si vous voulés, le plus beau de tous les Romans ;
mais enfin c’est un Roman. C’est tout dire. Le caractere de ces Pieces
est de rouler sur l’amour et d’en donner des leçons d’une maniere
ingenieuse et qui soit d’autant mieux receüe qu’on en ecarte plus
en apparence tout ce qui pouroit paroistre de trop grossierement
contraire à la pureté »... Il cite d’autres exemples… « Ce que vous dites
de plus fort contre M
r
Despreaux, paroist appuié sur un fondement
bien foible. Vous pretendés que sa Satire est contraire aux bonnes
mœurs, et vous n’en donnez pour preuve que deux endroits. […] Plus
une accusation est atroce plus on doit eviter de s’y engager, à moins
qu’on n’ayt de bonnes preuves », et Arnauld réfute les accusations
de Perrault, notamment que la Satire soit « une Declamation contre
le mariage, et qui blessoit l’honnesteté et les bonnes mœurs : Jugez,
M
r
, si vous l’avez pû faire sans blesser vous-mesme la justice et la
charité »... Etc.
Pour conclure, Arnauld appelle Perrault à avoir du respect pour le
jugement du Public ; et Boileau ne mérite pas le mépris dont Perrault
veut l’accabler. Et il les appelle à la réconciliation : « Il y a d’autres
choses dans vostre Préface que je voudrois que vous n’eussiés point
escrites. Mais celles la suffisent pour m’acquitter de la promesse
que je vous ay faite dabord de vous parler avec la sincerité d’un ami
Chrestien qui est sensiblement toûché de voir cette division entre
deux Personnes qui font tous deux profession de l’aimer. Que ne
donnerois je pas pour estre en estat de travailler à leur reconciliation
plus heureusement que les Gens d’honneur que vous m’apprenés n’y
avoir pas reussi. Mais mon esloignement ne m’en laissant guere le
moyen tout ce que je puis faire, Monsieur, est de demander à Dieu
qu’il vous donne à l’un et à l’autre cet esprit de charité et de paix qui
est la marque la plus asseûrée des vrais Chrestiens »...
Boileau,
Œuvres complètes
, Bibl. de la Pléiade, p. 575-588.
provenance
Bibliothèque du professeur Jacques MILLOT (17-18 décembre 1975,
n° 3 ; ex libris).