Previous Page  116-117 / 276 Next Page
Information
Show Menu
Previous Page 116-117 / 276 Next Page
Page Background

115

les collections aristophil

littérature

114

127

DIDEROT DENIS (1713-1784).

L.A., [janvier 1767, à Mademoiselle

Marie-Madeleine JODIN, à Varsovie] ;

4 pages in-8 (fente au pli intérieur).

8 000 / 10 000 €

Magnifique et longue lettre sur le théâtre,

donnant des conseils à la jeune comé-

dienne

.

[Marie-Madeleine JODIN (1741-1790), fille

d’un horloger qui collabora à l’

Encyclopédie

,

devint après la mort prématurée de son père

la protégée et « filleule » de Diderot, qui,

outre son rôle de tuteur moral, prodigua

nombre de conseils à la jeune actrice.]

Il la félicite d’abord avec humour de ses

bonnes dispositions. « Quoi, mademoi-

selle, ce seroit tout de bon ; et en depit de

l’etourdissement de l’etat, des passions, et

de la jeunesse, il vous viendroit quelque

pensée solide, et l’yvresse du present ne

vous empecheroit pas de regarder dans

l’avenir ! Est-ce que vous seriez malade ?

[…] J’ai peu de foi aux conversions ; et la

prudence m’a toujours paru la bonne qua-

lité la plus incompatible avec votre carac-

tere ». Mais si elle persiste à placer quelque

argent, Diderot promet de s’en occuper :

« Je tacherai de répondre à cette marque de

confiance, en vous cherchant quelqu’emploi

avantageux et solide. [...] Il n’y a presqu’au-

cune fortune particuliere qui ne soit sus-

pecte et il m’a semblé que dans les plus

grands bouleversements des finances, le roi

avoit toujours respecté les rentes viageres

constituées sur lui. Je donnerois donc la

preference au roi ; à moins que vous ne

soiez d’une autre opinion »…

Puis il en vient au théâtre. « Vous scavez

pour moi, que si l’interet que je prens à

vos succès, à votre santé, à votre consi-

deration, à votre fortune, pouvoit servir

à quelque chose, il n’y auroit sur aucun

theatre du monde, aucune femme plus

honorée, plus riche et plus considérée.

Notre scène françoise s’appauvrit de jour

en jour. Malgré cela, je ne vous invite pas

encore à reparoitre ici. Il semble que ce

peuple devienne d’autant plus difficile sur les

talents, que les talents sont plus rares chez

lui ». L’Impératrice de Russie CATHERINE

II veut former une troupe française : Mlle

Jodin aurait-elle « le courage de passer à

Petersbourg, et d’entrer au service d’une

des plus étonnantes femmes qu’il y aient au

monde »… Il lui conseille d’étudier « surtout la

scene tranquille. Jouez tous les matins, pour

votre priere, la scene d’Athalie avec Joas ; et

pour votre priere du soir, quelques scenes

d’Agrippine avec Neron [

Britannicus

]. Dites

pour benedicite, la scene 1

ere

de Phedre et

de sa confidente ; et supposez que je vous

ecoute. Ne vous maniérez point, surtout.

Il y a

du remede à l’empesé

, au roide, au

rustique, au dur, à l’ignoble. Il n’y en a point

à la petite maniere ni à l’affeterie. Songez

que chaque chose a son ton. Ayez quelque-

fois de l’emphase, puisque le poete en a.

N’en ayez pas aussi souvent que lui, parce

que l’emphase n’est presque jamais dans

la nature. C’en est une imitation outrée.

Si vous sentez une fois que CORNEILLE

est presque toujours à Madrid, et presque

jamais dans Rome ; vous rabaisserez sou-

vent ses échasses, par la simplicité du ton ;

et ses personnages prendront dans votre

bouche un heroisme domestique, uni, franc,

sans appret, qu’ils n’ont presque jamais dans

ses pieces. Si vous sentez une fois combien

la poesie de RACINE est harmonieuse, nom-

breuse, filée, chantante, et combien le chant

cadencé s’accorde peu avec la passion qui

declame ou qui parle, vous vous etudierez à

nous dérober son extreme musique ; vous

le rapprocherez de la conversation noble et

simple, et vous aurez fait un grand pas, un

pas bien difficile. Parceque Racine fait tou-

jours de la musique, l’acteur se transforme

en un instrument de musique. Parceque

Corneille se guinde sans cesse sur la pointe

de piés, l’acteur se dresse le plus qu’il peut.

C’est à dire qu’on ajoute au defaut des deux

auteurs. C’est le contraire qu’il falloit faire ».

Il rapporte pour finir des commentaires de

l’acteur anglais David GARRICK qui lui disait

« qu’il lui seroit impossible de jouer un role

de Racine ; que ces vers ressembloient à de

grands serpents qui enlaçoient un acteur et

le rendoient immobile. Garrick sentoit bien

et disoit bien. Rompez les serpents de l’un ;

brisez les echasses de l’autre. »

Correspondance

, éd. G. Roth, t. VII, p. 11

(n° 427).

127

128

DIDEROT DENIS (1713-1784).

L.A.S. « Diderot », [Sèvres décembre

1777, à Suzanne NECKER] ; 3 pages

in-4.

6 000 / 8 000 €

Très belle et longue lettre à l’épouse du

Contrôleur général des finances.

[Suzanne Curchod (1737-1794) avait épousé

Jaques Necker, qui était devenu Contrôleur

général des finances en juin 1777 ; elle est la

mère de Germaine de Staël.]

« C’est moi. Je ne suis pas mort ; et quand

je serois mort, je crois que les plaintes des

malheureux remueroient mes cendres au

fond du tombeau. Voici une lettre d’un

homme qui n’est pas trop personnel, et

qui sera toute pleine de

Je

. Je jouis d’une

santé meilleure qu’on ne l’a à mon age ;

toutes les passions qui tourmentent, m’ont

laissé, en s’en allant, une fureur d’étude

telle que je l’éprouvois à trente ans. J’ai

une femme honnete que j’aime et à qui je

suis cher, car qui grondera-t-elle, quand

je n’y serai plus ? S’il y eut jamais un pere

heureux dans ses enfants, c’est moi. J’ai

tout juste la fortune qu’il me faut, tant que

j’aurai des yeux pour me passer de bougie,

et ma femme, des jambes pour monter et

descendre d’un quatrieme etage. Mes amis

ont pour moi et j’ai pour eux une tendresse

que trente ans d’habitude ont laissée dans

toute sa fraicheur. Hebien, direz-vous, avec

tout cela, que manque-t-il donc à votre

bonheur ? ce qu’il y manque ? ou une ame

insensible ou le coffre fort d’un roi, et d’un

roi dont les affaires ne soient pas derangées.

Avec une ame insensible ou je n’entendrois

pas la plainte de celui qui souffre, ou je

ne soufrirois pas en l’entendant ; avec le

coffre fort, je lui jetterois de l’or à poignée,

et j’en ferois un reconnoissant ou un ingrat,

à sa discretion. Mais faute de ces deux

ressources, ma vie est pleine d’amertume.

Je donne tout ce que j’ai aux indigents de

toute espèce qui s’adressent à moi, argent,

tems, idées ; mais je suis si pauvre relati-

vement à la masse de l’indigence, qu’après

avoir tout donné la veille, il ne me reste rien

pour le lendemain, que la douleur de mon

impuissance ».

Après ce « long preambule », il réclame la

faveur de Mme Necker pour Mme Pillain de

Val du Fresne, qu’il a empêchée de partir

pour Pétersbourg avec son mari, « car c’est

un pais où il ne faut pas aller, quand on n’y

est pas appellé. […] si j’ai jamais desiré d’être

utile, c’est dans ce moment. Les lèvres de

cette femme trembloient ; elle ne scavoit

ce qu’elle disoit ; elle ne scavoit ce qu’elle

vouloit dire ; je n’ai jamais eprouvé plus for-

tement l’effet de l’éloquence, de la modestie,

de la honte, de la pudeur, et du desordre que

ces sentimens jettent dans le discours. […]

Elle est jeune, elle est d’une figure agréable ;

elle a quelque talent ; je ne vous conjurerai

pas par la crainte que la misère ne dis-

pose d’elle ; je crois qu’elle mourroit plutot

de faim que de cesser d’être honnete […]

Songez, madame, que la Providence vous

a fait naitre, pour son apologie – c’étoit son

dessein, lorsqu’elle vous prit par la main, et

qu’elle vous conduisit au rang où vous êtes

élevée. Elle vous plaça sur la hauteur, afin

que votre œil embrassat une plus grande

partie de l’espace sur lequel elle a distribué

les malheureux. C’est un assez beau role ».

Quant à lui : « Je vis à la campagne, j’y vis

seul ; c’est là que j’abrege les jours et que

j’allonge les années ; le travail est la cause

de ces deux effets qui semblent opposés.

Le jour est bien long pour celui qui n’a rien

à faire ; et l’année bien longue pour celui

qui a beaucoup fait. Puissiez vous entre

le premier janvier et le dernier decembre,

intercaller trois cent soixante cinq bonnes

actions ; cela seroit bien au dessus de trois

cent soixante belles pages. Je voulois vous

ecrire trois lignes, et voila bientot quatre

pages ; et cela me rapelle un tems qui n’est

pas eloigné, où je me proposois de ravir à

Madame Necker trois minutes, et où je lui

ravissois trois heures ; mais j’ai là sur ma

table, un certain philosophe ancien, homme

dur, stoicien de son métier [Sénèque] qui

m’avertit de finir et de n’etre pas indiscret »...

Je suis avec respect, madame, etc.

Correspondance

, éd. G. Roth, t. XV, p. 76

(n° 895 ; texte inexact).

128