98
99
les collections aristophil
littérature
Charles II. Leurs troupes se livrent à de grandes chevauchées dans le
pays. Jean le Bon lève alors une armée et se porte à leur rencontre.
La bataille a lieu à Poitiers et, malgré la supériorité numérique des
Français, ceux-ci sont cruellement défaits après une charge folle
des chevaliers qui se heurte aux archers de l’ennemi. Le roi et de
nombreux chevaliers sont faits prisonniers, et cette défaite, dix ans
après celle de Crécy, plonge la France dans l’une des plus graves
crises de son histoire.
Le récit de Chateaubriand est très vivant et mêle l’étude historique
au récit, émaillé de réflexions morales et politiques. C’est un véritable
morceau d’anthologie.
Citons le début, dans la version du manuscrit : « Ici les fautes du roi
sont frappantes : sa colère l’aveugla et passa plus vite que sa bonté
qui revint trop tôt pour laisser vivre le seul coupable qu’il eut fallu
punir. Il se crut sûr de sa justice et fut arrêté au milieu de l’exécution
par sa miséricorde. Il viola assez les loix pour faire haïr la couronne,
pas assez pour la sauver. Il prouva qu’un honnête homme ne peut
jamais devenir un mauvais roi et qu’après tout il n’est pas si aisé
d’être un tyran. Les fautes qui comme celles de Jean sont sensibles
à tous les yeux donnent aux esprits vulgaires l’occasion d’étaler des
lieux communs de morale et aux méchants un sujet de triomphe. Les
clameurs furent universelles. Philippe de Navarre frère de Charles et
Geoffroi d’Harcourt oncle du comte décapité volent aux armes. Ils
se livrent au roi d’Angleterre, le reconnoissent pour roi de France et
lui font hommage de la Normandie »...
Plus loin, Chateaubriand fait cette remarque à propos du refus de
se servir des canons dans la bataille : « Une valeur généreuse et
chevaleresque méprisoit alors les armes qui peuvent être employées
également par le lâche et par le brave ». Et à propos de la décision
de Jean et de son conseil d’attaquer l’ennemi, décision fatale blâmée
par les historiens : « mais ils n’ont considéré ni les circonstances ni
les temps ni les mœurs. Sans doute il eut été plus sûr d’affamer les
Anglois dans leur camp et de les forcer à se rendre, mais il étoit
aussi très possible et plus héroïque de les vaincre. […] Dans ce temps
d’ailleurs les batailles n’étoient pas des calculs ; elles étoient le fruit
du hasard, d’une impulsion guerrière. Elles n’avoient presque jamais
de grands résultats, elles ne changeoient pas la face des empires.
C’étoient des actions où l’on décidoit non de l’existence mais de
l’honneur des nations »...
La description des hommes s’apprêtant au combat est un magnifique
tableau : « les cors de chasse et les trompettes sonnent haut et les
ménestriers jouent de leurs instruments. Les soldats prennent les
armes ; les seigneurs déployent leurs bannières. Les chevaliers montent
à cheval et viennent se ranger en bataille à l’endroit où l’étendart
des lys et l’oriflamme flottoient au vent. On voyoit courir de toutes
parts les chevaucheurs, les poursuivants, les hérauts d’armes avec
la cazaque, le blason et la devise de leurs maîtres. Partout brilloient
belles cuirasses, riches armoiries, lances, écus, haumes et pennons.
Là se trouvoit toute la fleur de la France, car aucun chevalier ni écuyer
n’avoit osé demeurer dans son château. On entendoit au milieu des
fanfares, de la voix des chefs, du hennissement des chevaux retentir
les cris d’armes des différents seigneurs […] Des vassaux, tête nue,
rangés sous la bannière de leur paroisse, et portant des colobes et
des tabards, espèce de chemises sans manche et de manteau court ;
des barons en chaperons, en robes longues et fourrées, marchant
sous les couleurs de leurs dames ; une infanterie demi-nue armée
d’arcs, d’arbalêtres, de bâtons ferrés, d’épées et de fauchards ; une
cavalerie couverte de fer et portant le bacinet et la lance ; des évêques
en cottes de mailles, et en mître, des aumôniers, des confesseurs; des
croix, des images de saints, de nouvelles et d’anciennes machines de
guerre, tout dans cette armée présentoit un spectacle aussi extraor-
dinaire que brillant et varié »…
Après la narration des tentatives de pourparlers, vient le récit vivant
et détaillé de la bataille, où le roi Jean est blessé : « Les cris avoient
cessé. On n’entendoit plus retentir les coups de haches et d’épées.
Charny étoit étendu au pied du roi, serrant encore dans ses bras
roidis par la mort, l’oriflamme qu’il n’avoit pas abandonnée. Il n’y avoit
plus que les fleurs de lys debout sur le champ de bataille. La France
toute entière n’étoit plus que dans son roi. Jean tenant sa hache des
deux mains, défendant son fils, sa couronne et l’oriflamme immoloit
quiconque osoit l’approcher. […] Jean épuisé de fatigue et perdant
son sang, n’écoutoit rien et vouloit mourir les armes à la main »… Il
doit finalement se rendre…
Et Chateaubriand conclut son récit dans une page admirable qui
annonce la conclusion des
Mémoires d’Outre-Tombe
: « La gloire
même du vainqueur de Poitiers a péri dans les champs où elle jetta
une si vive lumière ! Au dessus de l’ancienne abbaye de Noaillé et du
village de Beauvoir en Poitou, au haut d’une colline inculte et couverte
de joncs marins, on trouve les restes d’un vieux camp. Vers le milieu
de ce camp on remarque les débris d’un village, et l’ouverture d’un
puits à demi comblé : c’est tout ce qui atteste le passage d’un héros.
Le village de Maupertuis a disparu ; personne même dans le pays ne
se souvient qu’il ait existé. Par une autre bizarrie du sort le lieu où l’on
voit les traces du camp des Anglois s’appelle aujourd’hui Carthage :
comme si la fortune pour se jouer des hommes, s’étoit plû à effacer
un nom fameux par un nom plus fameux encore, une ruine par une
ruine, une vanité par une vanité ».