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La plus grande partie de cet ensemble n’est pas barrée, et l’on peut présumer qu’elle est restée inédite. Des réflexions sur la

moralité chrétienne et la sexualité, et l’amour dans sa vie quotidienne, y dominent. Il est très souvent question de son épouse

Élise, et de ses amis Louis et Jean. Nous n’en citerons que quelques fragments.

« Quelqu’un lui a dit un jour (c’est P.B., l’acteur) : – Tout le monde sait que vous êtes sans pitié même avec vous.” Je porte

en moi certains penchants secrets dont elle admettait l’existence, avant de me connaître et je crois même qu’elle est entrée dans

ma vie, surtout séduite par mon drame, attirée par la forme qu’il prenait. Loin de se montrer intransigeante à l’égard de mes

faiblesses, tout le temps que nous étions libres vis-à-vis l’un de l’autre, elle s’est plu même à les flatter la première et rien de ce

qu’on a pu lui dire de ma “nature” ne l’a détournée de moi, ne l’a fait hésiter à devenir ma femme, mais dès qu’elle le fut, pour

mieux me morigéner, s’ériger devant moi chaque jour davantage en juge sévère et impitoyable implacable la moins susceptible

de composition, pas d’illusion à me faire ; avec elle, comme avec les tyrans, je n’ai de ressource que dans la dissimulation, dans

le mensonge [...]. Il ne nous est possible de vivre en paix ensemble que si elle ignore “le monde de sentiments et de sensations”,

où je me meus, dont je ne saurais me passer, sans périr »...

« Je ne me suis jamais permis ni de renoncer à “mon Péché” ni de m’habituer non plus à lui et ce qui me caractérise à la

fin, ce n’est peut-être que ce balancement harmonieux entre le Bien et le Mal, que cette part mesurée que j’ai su faire à l’un

et à l’autre, au Meilleur et au Pire, comme on échappe à un double Danger, aussi bien aux déformations du Vice qu’à celles

de la Vertu. Ainsi ai-je pu demeurer humain dans le plus sensible équilibre [...]. Qui m’approuvera ? Qui osera me donner en

exemple ? Il appartient à si peu d’hommes de porter leur corps et leur âme, comme moi, familier et solennel, à travers Cieux et

Enfers, aussi prompt à toutes les hardiesses que justifient la ferveur et l’enthousiasme qu’éloigné de toute compromission avec

la lâcheté, la honte ou le dégoût »...

« 11 Sept. [40

biffé

] mercredi. Retour de L. Nuit passée entre lui et Élise à ne pas dormir. Fatigue aujourd’hui. Ce que son

retour de Suresnes m’apporte de tristesse. Grand Dieu, qu’ai-je fait de moi ? Tomber entre les mains de ce petit garçon qui me

traite quand nous sommes seuls comme un dieu et dès qu’il y a du monde, comme un paquet. [...] Dimanche. Luxe de posséder

un être, un être à soi, chez soi que l’on peut voir sans cesse, toucher, dont on dispose comme d’un secret, comme d’un objet,

comme d’une image, comme d’une statue et il n’y a pas de chef-d’œuvre qui vive, qui bouge ainsi, qui s’habille, se déshabille

devant vous, qui parle. Il va, vient nu, à demi nu, chante, raisonne, rit, sourit autour de la table du soir au matin, du matin au

soir, projetant sur votre page son ombre, en même temps qu’il éclaire, illumine tous les gestes que vous faites, votre visage – au

passage, votre corps et ses replis cachés, votre âme ; il est leur Soleil. Astre à votre usage qui occupe la chambre et le regard ; il a

juste la mesure qu’l faut pour s’y mouvoir aisément : c’est une danse privée que ses moindres démarches et comme une fresque

toujours nouvelle qu’il décrit le long des murs ; et tout d’un coup – cesse la sarabande ; de marbre, il se rassemble, s’immobilise

quelque part et s’endort dans votre vie »...

« Ce matin, étrange confusion dans nos propos ; je lui confie qu’il me ramène insensiblement par la seule douceur de sa

présence, à “la normale”, “à Élise”, mais comme il n’a pas entendu ce que je voulais dire, il se récrie : “En effet, tu n’as jamais su

vivre selon ta Loi, selon ta “normale” à toi [...] Tu as considéré tes appétits, tes désirs comme des monstres et tu as décidé non

pas de régler leurs exigences, mais de les contrarier : et tu n’as rien trouvé de mieux que d’entrer dans l’ordre du mariage auquel

rien ne te préparait ni ne te destinait, où tous les pores de ta chair ont connu la torture, celle de manquer de l’air, de l’atmosphère

où seulement ils respirent. Ainsi n’as-tu réussi qu’à y pousser ce cri exaspéré par la présence continuelle de la Femme que sont

tes

Chroniques

... Avec moi, tu vis avec ce que tu aimes, tu me vois sans cesse autour de toi aller, venir, me dévêtir, me vêtir ; que

je sois nu ou habillé, ton regard me suit avec une sorte d’extase et bien qu’il ne se passe rien qu’entre ta femme et toi, c’est avec

moi, – c’est de moi que tu vis et c’est au bonheur que je te donne que tu dois celui qu’elle paraît te donner et celui qu’elle reçoit

de toi. Sans moi, vous seriez comme séparés. Votre vie ne devient possible et heureuse que parce que je suis là »...

« Elle m’appelle devant lui, avant de s’endormir : – Mon Sardanapale, mon Nabuchodonosor, mon Hérode”. Et elle se

réveille, quand il dort, pour me caresser et que je la prenne, comme si elle voulait surtout tromper quelqu’un avec moi et

qu’il en fût informé – au moins dans son sommeil. Le lendemain, la musique de nos soupirs et de nos gestes qu’il aura perçue

mystérieusement le visitera, devant nous et elle triomphera et le triomphe de l’une, l’inquiétude de l’autre me mettront à la

torture »...

« Je comprends maintenant pourquoi elle aime tant Louis et pourquoi elle dit tant de bien de lui : c’est la seule manière

qu’elle ait de médire de Jean et de le haïr. Mais le comble de l’ironie, c’est qu’elle ne médit de Jean et ne le hait tant que parce

qu’elle croit que c’est avec lui que j’ai passé la soirée de vendredi sans elle, quand ce n’est qu’avec Louis qu’elle adore et félicite

que j’ai fait tout le mal. Me voilà bien vengé »...

« J’ai écrit à L. que s’il est le Minotaure, je suis peut-être Thésée, qu’il est bien libre de se créer un entêtement contre moi,

des limites avec moi ; que je suis, moi aussi, farouche, intransigeant et qu’à se devise terrible j’oppose la mienne aussi terrible.

Que s’il entend se partager entre Élise et moi et ne rien me donner que d’accord avec elle ou que ce qu’elle nous accorde le droit

de prendre, je refuse tout »...

On joint le tapuscrit avec corrections autographes par Jouhandeau et Jean Paulhan d’une « Table des matières pour l’

Essai

sur moi-même

(Lausanne, Marguerat, 1946 ; 10 p. in-4).

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