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les collections aristophil

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GAUGUIN PAUL (1848-1903).

L.A.S. « P. Gauguin », [Rouen fin juillet 1884], à Camille

PISSARRO; 2 pages in-8 remplies d’une écriture serrée

(encre violette un peu pâle).

12 000 / 15 000 €

Très belle lettre dans laquelle il évoque tour à tour la vente de

ses tableaux, l’exposition organisée par Eugène Murer à Rouen,

le récent départ de sa femme pour le Danemark, ainsi que ses

difficultés financières, mais aussi son travail de peintre

.

[Eugène MURER (1841-1906), hôtelier à Rouen, ami et collectionneur

des impressionnistes, peintre lui-même, organise alors une exposi-

tion de ses amis peintres dans son Hôtel du Dauphin et d’Espagne.]

« Mon cher Pissarro

Je n’entends plus parler de vous; que devenez-vous que faites-vous ?

Je me doute bien que cela devient dur, mais encore il y a toujours

espoir surtout quand on est aussi favorablement connu que vous l’êtes,

comme homme et comme artiste. À défaut de Durand [DURAND-

RUEL] il y a quelques clients qui seraient bien aise d’avoir quelque

chose de vous dans des prix moindres à ceux du marchand. Je sais

que dans ce moment tout le monde répond que les affaires ne vont

pas, mais ceux qui sont rentiers n’ont pas à subir de crises et profitent

au contraire des occasions que les mauvais temps créent toujours ».

Puis il parle de MURER qui « vous donnait d’excellentes nouvelles

d’un tableau que j’avais exposé chez lui et qu’il était sur le point de

vendre. Quelle bonne blague et surtout quel farceur que ce Murer ;

il n’y a jamais eu moyen de savoir quel prix on en offrait et quand

moi-même j’en ai fixé un en parlant de 400 F Murer a bondi comme

d’une énorme prétention (une toile de 50). Envoyez-le donc à l’expo-

sition de Rouen [à l’occasion de l’Exposition nationale et régionale]

m’a-t-il dit nous aurons ici les journalistes avec nous sans compter

le

Voltaire

; j’ai suivi son conseil malgré mon peu de désir d’entrer dans

ces machines officielles. Naturellement j’ai été refusé avec entrain;

messieurs les professeurs membres du jury ont frémi à la vue d’un

cadre blanc et d’un effet de neige modelé avec des couleurs.

Je vous dirai que je ne suis pas fâché de ce refus. Murer le malin

s’est fichu le doigt dans l’œil. Au cas où il aurait été accepté ce tableau

aurait créé autour de moi du tapage et en province ce n’est guère

le moyen d’arriver à quelque chose au point de vue commercial.

Maintenant que j’ai à Paris suffisamment de toiles à montrer je me

calme au point de vue de la peinture; je ne peins plus que pour moi

sans me presser et je vous assure que c’est dans l’extra raide cette

fois-ci. Je pense que cela me fera beaucoup de bien et malgré que

je puisse me tromper (il est même probable que je me trompe) il en

ressortira toujours pour moi un enseignement. Dans les recherches

on va de travers souvent mais on apprend à se connaître et à savoir

jusqu’à quel point on peut aller, pour mieux dire on essaye ses

forces. Quel dommage que vous ne puissiez ici voir l’exposition qui

commence le 10 août, le voyage n’est pas si coûteux qu’on ne puisse

l’entreprendre »; il pourra peut-être séduire MURER, « que par lettre

on ne peut faire broncher ; il a de l’argent et peut-être vous donnera

un coup de main, enfin que sais-je toutes espèces de bonnes raisons

pour vous engager à venir quelques jours vous reposer et prendre

quelques forces pour de nouvelles luttes ».

Il annonce que sa femme vient de partir pour le Danemark, « emme-

nant Aline et le tout petit; je reste ici avec la bonne et les 2 autres

enfants ce qui fait que je suis un peu seul […] J’avoue qu’au milieu de

toutes les difficultés qui m’assaillent, ma femme est d’un bien grand

embarras ; c’est quand il y en a le moins qu’elle en demande le plus,

qu’elle se prive le moins. Son voyage quoique gratis pour le transport

coûte toujours quelque chose, je crois ma parole que pendant son

absence j’en économiserai les frais. Vous voyez que pour la misère

je ne suis guère armé ». Pour vivre, il vend son « contrat d’assurances

sur la vie que j’avais payé pendant 12 ans à 50 % de perte et avec ces

1 500 je vais tâcher d’aller 3 mois. Quand nous serons au bout, je

vendrai mes meubles etc... jusqu’à la fin. À ce moment-là la manne

tombera peut-être du ciel, je commence à devenir philosophe »…

provenance

Archives de Camille Pissarro

(21 novembre 1975, n° 65).

Correspondance

, t. I, n° 50, p. 65.