PESCHETEAU-BADIN . LIVRES ET MANUSCRITS – BIBLIOTHÈQUE DANIEL JOUVE

110 Jean Lartigue et Victor Segalen (1914), paru en 2 fascicules (1916) et un atlas (1923-1924). Mais cette expérience nourrit aussi largement son activité littéraire, lui inspirant une série d'œuvres abordant la Chine sous différents angles, comme Stèles (1912), Peintures (1916) et Odes (1926). « Le monde chinois de cette œuvre est une immense allégorie du monde intérieur de Segalen au service de l'indicible », écrit Henri Bouillier, « ce contact intime avec la Chine réelle se complétait, par la création imaginaire, d'une Chine mythique : "Ce n'est ni l'Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine", écrivait-il à Debussy. Dès lors, beaucoup de textes ébauchés au soir des étapes allaient se transformer en poèmes. La forme "stèle" adoptée est née d'une analogie fulgurante entre les tables de pierre dont la Chine est parsemée et les "petites proses courtes, denses" qu'il se proposait d'écrire avant même de les avoir vues. Condenser, concentrer le langage était d'autant plus nécessaire qu'il lui fallait fixer ces "instants divinatoires" dont il avait dit à propos de Rimbaud qu'"ils désignent le poète essentiel" » (En Français dans le texte). « juxtaposer la bibliophilie chinoise à la nôtre » (Victor segalenà Henry Manceron, 25 mars 1912). Dans une lettre de la même année à Augusto Gilbert de Voisins, il précisait : « Cette édition, avec ses caractères chinois gravés sur bois constituera je crois une nouveauté bibliophilique, car ce n'est pas une plaquette européenne décorée à la chinoise, mais un essai de tirage et de composition dans lequel la bibliophilie chinoise a une part équivalente aux lois du livre européen : marges, titres, etc. ». Il empruntait ainsi aux traditions de Chine la forme, le pliage en portefeuille entre deux planchettes de bois usité pour les albums d'estampes, et la matière, le papier de tribut des feudataires coréens à la cour impériale. À l'instar du caractère chinois, symbole du signifié, la mise en page devait figurer le monument lapidaire par le format inspiré des proportions de la stèle de Xi'an, l'encadrement noir et les épigraphes. Les épreuves, corrigées en mai-juin 1912, témoignent du soin accordé par Victor Segalen au visuel, pointant "le vide désagréable", pesant majuscules et minuscules, s'essayant à l'art calligraphique et s'appliquant dans l'apposition des sceaux qui ouvrent et clôturent le volume. les chatoiements translucides du papier de corée : Yvonne Segalen se souviendrait auprès de sa fille : « Ce papier de Corée venait bien de Corée. Nous avions acheté les premières feuilles à Pékin pour coller l'hiver au treillage de la classique maison chinoise et ton père avait été frappé de la beauté de ce papier. » l'élégance ésotérique de la calligraphie chinoise : Segalen choisit de faire figurer des caractères chinois dans 3 emplois et 3 styles calligraphiques différents, tous gravés sur bois : sur le premier plat, le titre de l'œuvre dans le « style des scribes » ou « lishu» ; en frontispice de chaque partie, un titre en « style semi-cursif » ou « xingshu» ; en épigraphe de chaque stèle, dans le « style régulier » ou « kaishu», une citation littéraire empruntée aux Annales ou aux classiques, ou forgée par Segalen, ou encore une simple expression de la langue chinoise, destinée à être développée dans le texte ou à fournir une clef pour sa compréhension. Il recourt par ailleurs au style sigillaire, « zhuanshu», en appliquant à la main trois sceaux « rouge-cinabre » en ouverture et en fin de volume : le premier reprend le titre, « $'!(», soit, selon la traduction de Victor Segalen, « Recueil de stèles anciennes et quotidiennes ». Le second, « », se traduit par « sceau de Mi Yuan », « Mi Yuan » signifiant « Jardin mystérieux », nom de lettré que Victor Segalen réservait aux intimes. Le troisième, reprenant l'épigraphe de la première stèle du recueil, « », se traduit par « Promulgation intime de l'ère Wu-chao », « Wu-chao » signifiant littéralement « sans dynastie », et forme un paradoxe qui s'explique à la fin de cette même première stèle intitulée « Sans marque de règne » : « Que ceci donc ne soit point marqué d'un règne [...] mais de cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue, à l'aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur ». Provenance : Bernard Loliée (vignette ex-libris).

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