BIBLIOTHEQUE JEAN BOURDEL

Jean Bourdel (1890 - 1971) D.R. De mon grand-père, Jean Bourdel, je garde comme souvenir ses yeux bleus céruléens. Des yeux qui vous transperçaient et vous rejoignaient au plus profond de votre être. Je pensais alors qu’il connaissait tout de moi, d’un simple clin d’œil. Aujourd’hui, je crois que c’était vrai. Son visage se poursuivait par un nez long et fin qui s’achevait dans une moustache que j’ai toujours connue grise et qui nous piquait la joue lorsqu’il nous embrassait. Jean Bourdel était d’une culture éclectique et presqu’infinie, comme l’était sa mémoire. Sous un caractère trempé, je me souviens d’un homme vif et drôle, qui savait aimer profondément ses petits-enfants même si la pudeur de son éducation lui interdisait de l’exprimer. La légende familiale veut qu’avant même de passer son bac, il arpentait déjà les quais de Seine à la recherche du livre rare, pour négocier auprès des bouquinistes les premiers exemplaires de sa bibliothèque. Il est vrai que quelques années plus tard, lorsqu’il reprit l’étude notariale de son père dans le 15e arrondissement de Paris, il réservait une journée de Cet après-midi là, je compris que la bibliophilie nécessitait l’utilisation de tous ses sens. Tout d’abord je le voyais humer l’air qui enveloppait son précieux livre, comme si des fragrances du XVIe siècle pouvaient pénétrer son nez. Je suis sûr qu’il pouvait reconnaître certains livres rien qu’à leur parfum. Une reliure, une encre un peu acide, quelques poussières de bibliothèques… Immédiatement après, il effleurait la reliure de ses mains blanches aux longs doigts puis entrebâillait le volume pour caresser le papier. Bien plat, plein, rond comme un fruit mûr. Aucun défaut. L’imprimeur vient, il y a quelques minutes, d’achever son travail, l’encre est à peine sèche. Ses mains sont exactement le 18 septembre 1527 à Paris chez Nicolas Couteau qui vient d’achever l’impression de la vie du chevalier Bayard ! Ses yeux d’acier scrutent avec application chacun des caractères, nets et précis, parfaitement formés, puis se régalent du titre rouge et noir : La tresioyeuse plaisante & recreative hystoire du bon chevalier sans paour et sans reprouches le gentil seigneur de Bayart. Il ausculte son livre comme un médecin ausculte son patient. Il aurait alors sorti un stéthoscope de la poche de son gilet, que je n’en aurais pas été étonné… Je le voyais goûter la joie du gourmet devant un beau menu. L’eau à la bouche, la lèvre gourmande, prêt à avaler son plat. Et le voilà qui tourne lentement les feuilles à la façon du prêtre qui déplie le corporal. Il y a dans son geste de la solennité, du respect, un peu de lenteur comme pour mieux entendre le bruit du papier qui se plie nonchalamment. J’ai alors la certitude que le son produit par les pages qui se caressent l’une l’autre, est pour lui, comme un concerto de Vivaldi délicat et léger, une grande source de joie. Jean avait dans ses mains un instrument d’époque et cela le ravissait ! Sa bibliothèque entière reposait dans le ventre d’un gros coffre et il n’en tirait régulièrement que quelques exemplaires pour remplir son carton et faire la joie de ses après-midi. Si j’ai souvent regretté qu’il nous ait quittés sans nous avoir instruits, je garde comme un trésor cet après-midi sans parole mais non sans émotion. Sans parole mais non sans émotion, n’est-ce pas le propre des livres anciens ? Jean Bourdel aurait certainement beaucoup aimé échanger avec nos experts, Emmanuel Lhermitte et Philippine de Sailly. Ils ont tous deux fait revivre avec une rare finesse et une grande exigence la bibliothèque de mon grandpère. Ils y ont découvert le caractère et la trempe de celui qui l’a construite. Je leur en suis très reconnaissant. Maintenant elle va vivre une nouvelle vie entre d’autres mains car une bibliothèque doit vivre et rendre heureux. Puisse-t-elle faire perdurer la mémoire de Jean mon grand-père. Philippe Bourdel, petit-fils de Jean Bourdel sa semaine pour fréquenter les marchands de livres parisiens et l’hôtel Drouot dès qu’une belle reliure pointait le bout de son nez ! On trouvait souvent dans sa salle d’attente nombre de bibliophiles cherchant son œil avisé. Je me souviens encore d’un après-midi d’automne que je passai en tête-àtête avec lui, je ne sais plus pour quelle raison. D’abord il s’installa à son bureau de travail et débuta une partie de cartes seul et sans un mot. Je le regardais impressionné par sa dextérité. Au sol un carton de déménagement s’appuyait sur les pieds de sa chaise. J’avais l’impression de voir un enfant qui ne voulait pas encore ouvrir son cadeau tout neuf et qui goûtait le temps qui précède la joie de la découverte. Après avoir perdu plusieurs parties et, je crains, tenté de tricher, mais en vain, je le vis se lever et quitter la pièce. Il revint quelques moments plus tard une serviette à la main, s’essuyant scrupuleusement les doigts un à un. Puis avec un sourire que je lui ai rarement vu aux lèvres, il se pencha sur le carton et en tira un in-quarto à la reliure de maroquin rouge rehaussée de motifs d’or.

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