ADER Nordmann. Paris. COLLECTION BRIGITTE ET ROLAND BROCA.

89 qui puisse avoir à ses yeux de la réalité, et ce modelle c’est vous. Monsieur, le poste que vous remplissez est à mes yeux le plus noble et le plus grand qui soit sur la terre. Que le vil peuple en pense ce qu’il voudra, pour moi je vous vois à la place de Dieu ; vous faites un homme. Si vous vous voyez du même œil que moi, que cette idée doit vous élever en dedans de vous-même qu’elle peut vous rendre grand en effet, et c’est ce qu’il faut ; car si vous ne l’étiez qu’en apparence et que vous ne fissiez que jouer la vertu, le petit bonhomme vous pénétreroit infailliblement et tout seroit perdu. Mais si cette image sublime du grand et du beau le frape une fois en vous, si votre desinteressement lui apprend que la richesse ne peut pas tout, s’il voit en vous combien il est plus grand de commander à soi-même qu’à des valets, si vous le forcez en un mot à vous respecter, dès cet instant vous l’aurez subjugué, et je vous réponds que quelque semblant qu’il fasse il ne trouvera plus égal que vous soyez d’accord avec lui ou non, surtout si en le forçant de vous honorer dans le fond de son petit cœur, vous lui marquez en même tems faire peu de cas de ce qu’il pense lui-même et ne vouloir plus vous fatiguer à le faire convenir de ses torts. [...] Il faudra seulement éviter de joindre à ce sang-froid la dureté qui vous rendroit haïssable. [...] A l’égard des punitions, je pense comme vous qu’il n’en faut jamais venir aux coups que dans le seul cas où il auroit commencé lui-même. Ses châtimens ne doivent jamais être que des abstinences et tirées autant qu’il se peut de la nature du délit ; je voudrois même que vous vous y soumissiez toujours avec lui quand cela seroit possible, et cela sans affectation sans que cela parût vous couter et de façon qu’il put en quelque sorte lire dans votre cœur sans que vous le lui dissiez que vous sentez si bien la privation que vous lui imposez que c’est sans y songer que vous vous y soumettez vous-même. En un mot pour réussir il faudroit vous rendre presque impassible et ne sentir que par votre élève ou pour lui. Voilà je l’avoue une terrible tâche mais je ne vois nul autre moyen de succès ; et ce succès me paroit assuré de part et d’autre, car quand avec tant de soins vous n’auriez pas le bonheur d’avoir fait un homme, n’est-ce rien que de l’être devenu ? Tout ceci suppose que la dédaigneuse hauteur de l’enfant n’est que la petite vanité de la petite grandeur dont ses bonnes auront boursoufflé sa petite ame ; mais il pourroit arriver aussi que ce fût l’effet de l’apreté d’un caractère indomptable et fier qui ne veut céder qu’à lui-même : cette dureté propre aux seuls naturels qui ont beaucoup d’étoffe et qui ne se trouve guère au pays où vous vivez n’est pas probablement celle de votre élève. Si cependant cela se trouvoit (et c’est un discernement facile à faire) alors il faudroit bien vous garder de suivre avec lui la methode dont je viens de parler, et de heurter la rudesse avec la rudesse ; les ouvriers en bois n’employent jamais fer sur fer ; ainsi faut-il faire avec ces esprits roides qui resistent toujours à la force ; il n’y a sur eux qu’une prise mais aimable et sure, c’est l’attachement et la bienveillance, il faut les apprivoiser comme les lions par les caresses ; on risque peu de gâter de pareils enfans ; tout consiste à s’en faire aimer une fois ; après cela vous les feriez marcher sur des fers rouges. Pardonnez, Monsieur, tout ce radotage à ma pauvre tête qui diverge, bat la campagne et se perd à la suite de la moindre idée »... Ancienne collection Benjamin Fillon (I, 44)) ; puis ancienne collection André Bertaut (14-15 décembre 1983, n° 284).

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