ADER Nordmann. Paris. COLLECTION BRIGITTE ET ROLAND BROCA.

88 108. Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778). L.A.S., Monquin par Bourgoin 9 février 1770, [à M. Maydieu, précepteur du fils du duc de Villequier] ; 4 pages in-4 (légères fentes). 10 000 / 12 000 € Superbe lettre sur l’éducation, où Rousseau reprend les idées de l’Émile. La lettre porte ces quatre vers en épigraphe : «Pauvres aveugles que nous sommes ! Ciel ! démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs À s’ouvrir aux regards des hommes ». Rousseau pense que la lettre de son correspondant « n’est point d’un jeune homme qui a besoin de conseil, elle est d’un sage très capable d’en donner ». Il se dit « si loin des idées sur lesquelles vous me consultez » (c’est-à-dire l’éducation), mais va tenter d’y répondre. « Sitôt qu’on s’est dévoyé de la droite route de la nature rien n’est plus difficile que d’y rentrer. Votre enfant a pris un pli d’autant moins facile à corriger que necessairement tout ce qui l’environne doit empêcher l’effet de vos soins pour y parvenir. C’est ordinairement le premier pli que les enfans de qualité contractent, et c’est le dernier qu’on peut leur faire perdre, parce qu’il faut pour cela le concours de la raison qui leur vient plus tard qu’à tous les autres enfans. Ne vous effrayez donc pas trop que l’effet de vos soins ne réponde pas d’abord à la chaleur de votre zèle ; vous devez vous attendre à peu de succès jusqu’à ce que vous ayez la prise qui peut l’amener ; mais ce n’est pas une raison pour vous relâcher en attendant. Vous voila dans un bateau qu’un courant très rapide entraine en arrière, il faut beaucoup de travail pour ne pas reculer. [...] Il n’y a que trois instrumens pour agir sur les ames humaines : la raison, le sentiment, et la necessité. Vous avez inutilement employé le premier, il n’est pas vraisemblable que le second eut plus d’effet ; reste le troisième, et mon avis est que pour quelque tems vous devez vous y tenir ; d’autant plus que la première et la plus importante philosophie de l’homme de tout état et de tout âge est d’apprendre à fléchir sous le dur joug de la necessité [...] Il est clair que l’opinion, ce monstre qui dévore le genre humain, a déjà farci de ses préjugés la tête du petit bonhomme. Il vous regarde comme un homme à ses gages, une espèce de domestique, fait pour lui obéir, pour complaire à ses caprices, et dans son petit jugement il lui paroit fort étrange que ce soit vous qui prétendiez l’asservir aux votres, car c’est ainsi qu’il voit tout ce que vous lui prescrivez. Toute sa conduite avec vous n’est qu’une conséquence de cette maxime qui n’est pas injuste, mais qu’il applique mal, que c’est à celui qui paye de commander. D’après cela qu’importe qu’il ait tort ou raison ; c’est lui qui paye. Essayez chemin faisant d’effacer cette opinion par des opinion plus justes, de redresser ses erreurs par des jugemens plus sensés. Tachez de lui faire comprendre qu’il y a des choses plus estimables que la naissance et que les richesses, et pour le lui faire comprendre il ne faut pas le lui dire, il faut le lui faire sentir. Forcez sa petite ame vaine à respecter la justice et le courage, à se mettre à genoux devant la vertu, et n’allez pas pour cela lui chercher des livres, les hommes des livres ne seront jamais pour lui que des hommes d’un autre monde; je ne sache qu’un seul modelle

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