ADER Nordmann. Paris. COLLECTION BRIGITTE ET ROLAND BROCA.

215 Depuis vingt ans, le souvenir n’en a pu être évoqué sans qu’une angoisse serrât les cœurs, dans un intolérable sentiment de honte et de colère. Et, maintenant, au fond de cette amertume affreuse, il y a une sensation de souffrance salutaire, de virile guérison. Je l’ai éprouvée là-bas, à Sedan, pendant les journées que j’ai vécues sur le champ de bataille ; je crois la retrouver à cette heure, dans toutes les poitrines, cette régénération par la douleur, née de l’excès même de nos revers ; et je voudrais, à la date noire, dire toute la lumière qui en a jailli, tout ce qui a germé dans le champ de nos ruines. Oui, il y a eu là un bain de sang nécessaire. La leçon, à cette heure, apparaît effroyable et profitable. Il ne restait peut-être que ce soufflet à notre orgueil, que cette saignée à nos veines, pour nous refaire une santé. » Pour Zola, la défaite était inévitable. « Depuis bientôt une année que je suis enfoncé dans les documents de l’époque, tout ce que je lis, tout ce qu’on me raconte aboutit à l’écrasement forcé, mathématique de nos armées ». Plus que les immenses fautes commises, « à la source profonde et cachée où naissent les faits de l’Histoire, il y a les causes premières, physiologiques et psychologiques, qui décident de l’existence d’une nation. Si nos sept corps d’armée étaient disséminés de Metz à Belfort, dans une telle confusion qu’ils ne pouvaient prendre l’offensive ; si Mac-Mahon s’est laissé battre à Froeschwiller, ignorant de l’ennemi qui l’attaquait, perdant la partie, au point d’en être balayé d’un coup jusqu’à Châlons ; si, plus tard, au lieu d’attendre sagement les Prussiens sous Paris, comme tout le monde et lui- même le voulaient, il finit par obéir à la poussée folle qui devait le jeter à Sedan ; si, de son côté, Bazaine s’entêta devant Metz, d’abord peut-être par aveuglement et incapacité, ensuite dans un but resté obscur : tous ces faits, il faut bien le constater, ces faits imbéciles et accumulés comme à plaisir n’étaient pas des fautes individuelles, dues simplement à des généraux malheureux, à des personnalités médiocres ou ambitieuses, mais bien des sottises, des crimes de lèse-patrie, commis par la nation entière, et où chacun de nous avait sa part de responsabilité. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune honte à faire cet examen de conscience. En face de l’Allemagne, toute frémissante de sa victoire sur l’Autriche, rajeunie par son élan irrésistible vers l’unité, ayant à sa tête des hommes instruits et sages, prête à se lever tout entière au premier appel, la France était comme pourrie à sa base par son immobilité dans l’orgueil de sa légende guerrière »... Et si l’Empire a aggravé le désastre, Zola pointe d’autres causes plus anciennes, l’inadaptation stratégique des chefs, le matériel insuffisant, « les troupes gâtées par le remplacement à prix d’argent » et indisciplinées, « incapables de la victoire ». Et il en tire cette leçon : « un peuple, pour vaincre, doit être à la tête des peuples, je veux dire qu’il doit être la science, la santé, le génie de son temps. Nous avions oublié cela, nous nous étions laissé devancer, vivant dans la vaniteuse confiance de notre vieille gloire. Et voilà comment la France, qui avait promené ses drapeaux victorieux par toutes les capitales de l’Europe, quand elle était la force et l’intelligence, a failli mourir de la routine et de la sottise, dans la basse-fosse de Sedan. Quel drame, ce désastre de Sedan, et quelle passion à le revivre ! » Et Zola rappelle les journées tragiques qui précédèrent le désastre, et qui seront mises en scène dans La Débâcle, notamment la nuit du 27 au 28 août au Chêne-Populeux: «C’est là que le crime a été commis, le massacre résolu et accepté ». Napoléon III et Mac-Mahon comprirent que l’armée était perdue ; il fallait se replier sur les places du Nord ; mais les dépêches de l’Impératrice et du Conseil des ministres les forcèrent à marcher de l’avant : « C’était l’envoi de cent et quelques mille hommes à un anéantissement certain. Cette nuit-là, l’impératrice n’a-t-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât ? Marche ! marche ! […] Aller en avant, c’était l’écrasement inévitable […] Ah ! ce misérable empereur, dans toute cette marche, quelle figure tragique et lamentable ! Il a pu être le grand coupable, mais une pitié irrésistible monte du cœur, quand on le voit, malade, déchu, emporté à l’ignominie dans le torrent débordé »…. Puis Zola évoque l’armée de Châlons, si critiquée, mais qui fut « réellement une armée martyre ». Il décrit cette « horde de vagabonds », errante et affamée, mal dirigée et indisciplinée, hantée par l’idée de trahison… « c’était l’armée de la désespérance, le troupeau expiatoire qu’on envoyait au sacrifice, pour payer les fautes de tous du flot rouge de son sang. Elle fut l’holocauste, le bouc émissaire, couverte de crachats, égorgée sans gloire. […] Et après Beaumont, ce n’était déjà plus des soldats, mais une cohue emportée par la panique, qui reflua sur Sedan. Le 1er septembre, il ne restait ni armée ni chef, […] cent mille hommes poussés au hasard, jetés dans ce trou, pour y être foudroyés par les cinq cents pièces de l’artillerie allemande ». Et après la capitulation, il y eut l’horreur du camp de prisonniers sur la presqu’île d’Iges, véritable enfer… .../... .../...

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